Art de la Renaissance en Val de Loire

inventaire, valorisation et analyse

Jean-Marie Guillouët, Une figure sculptée de saint Aré conservée au Bayerisches Nationalmuseum de Munich : Michel Colombe et la sculpture tourangelle hors les murs ?

Jean-Marie Guillouët, Université de Bourgogne

AuBayerisches Nationalmuseum de Munich (Allemagne), la sculpture conservée sous la côte d’inventaire 52/115 n’appartient pas à l’ambiance artistique et culturelle des rives de l’Isar sous laquelle elle est cataloguée. Elle représente la figure d’un défunt évêque, installée dans une petite barque à fond plat qu’elle remplit presque entièrement. Allongé sur une épaisse couverture et un large coussin qui relève un peu son buste, le personnage joint les mains en prière tout en maintenant sous l’avant-bras gauche une crosse imposante dont le crosseron a aujourd’hui disparu. Il est revêtu d’une aube, de la dalmatique diaconale et d’une chasuble. L’amict qu’il porte au cou comme les gants (les doigts ont manifestement été refaits) appartiennent bien au vestiaire ecclésiastique de la fin du Moyen Âge. Les yeux sont fermés et la tête est recouverte d’un bonnet et d’une mitre ornée de pierres et d’orfrois. La barque retient également l’attention. Sa forme est très évocatrice de celle des petits esquifs d’usage commun sur la Loire jusqu’aux époques récentes, connus sous le nom de sentine ou de fûtreaux (parfois fustereau ou fustreau).Des planches de bois assemblées, constituant l’embarcation forment la sole (le fond) sur lequel le mort repose ainsi que les deux levées avant et arrières dont les seuils étroits sont légèrement trapézoïdaux. Les bordées latérales sont constituées de trois planches assemblées à clin par de grosses chevilles de bois et le raidissage transversal est obtenu par sept membrures courbes.

La documentation du musée ne mentionne cettesculpture qu’à partir de 1952, date à laquelle un « relief en pierre français du milieu du xve siècle  » représentant saint Melaine avait été transféré à la demande de M. Henri Heilbronner de Lucerne, depuis la galerie Julius Böhler à Munich, pour être exposé comme un prêt permanent[1].Cette institution privée a joué le rôle que l’on sait dans les confiscations aux marchands juifs durant les années de la domination nazie en Allemagne. Pourtant, ainsi que l’écrit Timo Saalmann, le fait que Louis Henri Heilbronner ait été un interlocuteur commercial fréquent de la galerie avant ces heures terribles[2]empêche d’apporter des certitudes sur la raison de la présence de cette sculpture dans la collection Böhler, avant son transport au musée. Un temps identifié à saint Mélaine en raison d’une confusion dans les souvenirs d’Henri Heilbronner, ce personnage retrouve en 1959 son identité véritable de saint Aré, évêque de Nevers mort vers 558 et dont le corps a miraculeusement été transporté sur la Loire jusqu’à Decize. Il convient en effet de l’identifier à l’une des œuvres de la collection nivernaise de Jacques Gallois (1790-1852). Une étude très fouillée conduite par Christophe Giraudet contribue à éclairer son histoire ancienne[3].

Pour la période concernant la présente notice, différentes mentions remontant au xve siècledoivent être évoquées : à l’été 1456 des processions sont conduites à l’occasion d’une épidémie de peste depuis Nevers jusqu’à Decize où une image du saint est documentée depuis 1427. Il ne s’agit toutefois pas de la sculpture munichoise qui, elle, est liée à un épisode plus trouble de la petite ville des bords de Loire : le vol du trésor par deux brigands en mai 1482 qui en ont abîmé les ornements. Les procureurs de l’église firent conduire à Paris argent et pierres précieuses pour les réparations commandées à cette occasion. C’est à ce moment vraisemblablement (1484 donc) que fut passée commande de cette statue.  Ce contexte éclaire grandement ce qu’indique l’analyse stylistique. Plusieurs sculptures d’évêques, aujourd’hui conservées en Touraine, fournissent en effet les comparaisons les plus convaincantes à ce jour avec la sculpture de Munich. Deux d’entre-elles, des évêques non identifiés avec certitude provenant de l’église Saint-Saturnin de Limeray (Indre-et-Loire), s’imposent plus particulièrement. L’un d’entre eux a, depuis longtemps, retenu l’attention des historiens de l’art de la fin du Moyen Âge[1].Il s’agit d’un évêque debout, mitré, portant une chape et maintenant un livre fermé contre le flanc droit par l’avant-bras. De la main, il retient un pan de la chape qui forme une élégante courbe autour du bras gauche (disparu) et retombe en plis tubulaires évasés tout à fait en lien avec la figure de Munich. 

Mais c’est surtout la physionomie du saint Aré pour laquelle la comparaison avec les sculptures tourangelles emporte l’adhésion. Le rapprochement des visages convainc définitivement d’une nette parenté de conception. S’observent les mêmes traits vieillis d’un homme marqué par l’âge. Dans les deux cas, le col, la mitre et, surtout, le visage du personnage montrent une très bonne qualité de sculpture. Cette dernière partie est une œuvre remarquable par cette physionomie particulière et caractériséequi ne verse pas dans l’anecdotique ou le trivial. La parenté de ces œuvres est frappante et remarquable si l’on considère le traitement de la bouche, fine et pincée aux commissures, des légères bajoues, du froncement subtil des sourcils ou celui des rides naso-labiales fortement marquées. Enfin, enserré dans un amict similaire, leur cou présente des rides et des plis d’un même type, notamment pour le détail de la peau détendue joignant le menton à la gorge. Des similitudes du même ordre avaient été relevées en 2012 pour rapprocher de la figure d’évêque de Limeray le petit buste en bois provenant des collections du chanoine Robert Fiot et aujourd’hui déposé à la cathédrale de Tours[1]. Là aussi, se retrouvent des traits proches de ceux du saint Aré de Munich, perceptibles notamment dans le traitement des rides du cou, des yeux ou dans la mitre épiscopale, avec ses larges bordures de pierres et cabochons. En outre, l’historique reconstitué du saint Aré de Decize par Christophe Giraudet concorde pleinement avec le cadre chronologie retenu pour l’évêque de Limeray. À l’occasion de l’exposition Tours 1500. Capitale des arts, la statuaire de Saint-Saturnin de Limeray a été replacée par nous dans le panorama plus large de la production tourangelle du xvesiècle, plus exactement dans la décennie 1480.

Ces différents constats conduisent à s’interroger ici sur une coïncidence remarquable : c’est précisément en 1484 que Michel Colombe fut payé pour la confection du décor éphémère monté à l’occasion de l’entrée deCatherine d’Armagnacà Moulins. Cette mention, repérée et transcrite par Paul Dupieux vers le milieu du xxe siècle[1], fut immédiatement mobilisée par la recherche.Si nous avons perdu toute trace des « ellefans et autres bestes sauvaiges » ou d’une quelconque des œuvres conçues par Colombe à l’occasion de l’entrée princière du 27 novembre 1484, nous pensons reconnaître dans le saint Aré de Munich un témoignage indirect du passage (durable ?) de l’atelier du célèbre sculpteur en Bourbonnais. On doit en effet s’accorder à reconnaître donc dans l’auteur de cette sculpture le même artiste que le sculpteur de Limeray dont l’œuvre avait été analysée depuis longtemps comme proche du style de maturité de Michel Colombe, en tous cas, le témoin de la production sculptée des années 1470 à 1480 en Touraine. Par ailleurs, les paiements faits à Colombe en 1484 pour ses travaux de Moulins ont ainsi été invoqués pour lui supposer une activité bourbonnaise. On s’autorisera dès lors des remarques précédentes pour avancer ici l’hypothèse consistant à reconnaître dans le saint Aré du Bayerisches Nationalmuseum de Munichun vestige de l’activité d’un sculpteur de formation tourangelle, actif en Bourbonnais vers 1484 et, conséquemment, possiblement associé à l’atelier de Michel Colombe. Les noms de Jean de Rouen (« Jehan de Rouam ») ou de « Thevenin l’imagier », apparaissant dans la documentation bourbonnaise de 1484, devraient ainsi être évoqués mais sans qu’il soit possible d’apporter aucune certitude[2]. Au titre du rayonnement local du sculpteur tourangeau, signalons une mention de ce même compte, peu relevée à notre connaissance et pourtant fort intéressante. Elle indique qu’une certaine madame Largentière avait baillé quatre grandes pièces de tissu (des « linceulx ») au sculpteur pour être employées à la réalisation des bêtes sauvages évoquées plus haut et il est précisé que ces figures « ont esté fetes en l’ostel de Michiel Colombe[3] ». Cette mention permet d’observer que l’artiste était installé suffisamment durablement à Moulins pour y disposer d’un « ostel » lui permettant de travailler. C’est d’ailleurs également « cheulx Michiel Colombe » (« chez Michel Colombe ») que le couturier Thomas de Moncornet travailla – jours et nuits est-il précisé – à la réalisation des costumes de cette entrée[4].

Quoi qu’il en soit de cet intermède bourbonnais dans la carrière de Michel Colombe, si la source tourangelle et le lien avec les sculptures de Limeray paraissent difficilement récusables, force est de reconnaître que l’attribution de cette sculpture de Munich à un sculpteur formé au contact de Michel Colombe demeure une hypothèse plausible au vu des témoignages documentaires et des rapprochements ici proposés.

Résumé de Jean-Marie Guillouët,« Une figure sculptée de saint Aré conservée au Bayerisches Nationalmuseum de Munich :Michel Colombe et la sculpture tourangelle hors les murs ? »,Zeitschrift für Kunstgeschichte, 84, 2021, p. 365-378

 

 

[1]Paul Dupieux,Les artistes à la cour ducale des Bourbons. Les maîtres de Moulins, Moulins, Crépin-Leblond, 1946 ; Paul Dupieux, « Art et artistes en Bourbonnais de 1484 à 1503. Centenaire de la société d’émulation », Bulletin de la société d’émulation du Bourbonnais, 1948/49, p. 82-103. Le texte fut intégralement transcrit dans Jacques Monicat, Bernard de Fournoux, Chartes du Bourbonnais, 918-1522, Moulins, Société d’émulation du Bourbonnais, 1952, p. 372-373, note 35 (« Et aussi pour ses peynes de luy [Michiel Colombe]et ses varletz, pour avoir aidé a fere les elleffans et autres bestes sauvaiges, pour ce … 16 l. »)

[2]Jacques Monicat, Bernard de Fournoux, Op. cit.,1952,p. 373.

[3]« A madame Largentière pour iiiigrans linceulx qu’elle a bailhé a Michiel Colombe pour employer a fere les bestes sauvaiges quy ont esté fetes en l’ostel de Michiel Colombe pour ce … 30 s. » (Jacques Monicat, Bernard de Fournoux, Op. cit., 1952,p. 362, note 35.

[4]« A Thomas de Moncornet pour ses journees et nuyt qu’il a vacquees cheulx Michiel Colombe a besongner de son mestier de cousturier, vallant …. 13 s. 2. d. » ((Jacques Monicat, Bernard de Fournoux, Op. cit., 1952, p. 374, note 35).

 

[1]Jean-Marie Guillouët, « Buste d’évêque en bois », dans Béatrice de Chancel-Bardelot, Pascale Charron, Pierre-Gilles Girault, Jean-Marie Guillouët (dir.),Tours 1500. Capitale des arts, cat. expo., Tours, Musée des Beaux-Arts (17 mars-17 juin 2012), Paris/Tours, Somogy/Musée des Beaux-Arts de Tours, 2012, p. 76.

 

[1]Appelons-le l’évêque A.

 

[1]Cette information, comme celles qui suivent, sont issues des archives de la conservation des œuvres du Bayerisches Nationalmuseum. Elles nous furent communiquées par M. Mathias Weniger qui nous transmit les photographies de ces documents. Nous lui en sommes très reconnaissant.

[2]« In beiden Fällen ist es möglich, dass die Vorbesitzer unter Verfolgungsdruck Kunstgegenstände verkauften. Es geht um Objekte des jüdischen Münchner Kunsthändlers Louis Henrich Heilbronner, der häufiger Kommissionsgeschäfte mit Böhler tätigte, was die Bewertung schwierig macht, und des Stuttgarter Kunsthändlers Morton Bernath, der Teile eines Warenlagers 1938 vermutlich zur Vorbereitung seiner Emigration verkaufte. Diese Objekte gelten als Verdachtsfälle, die sich aufgrund fehlender aussagekräftiger Quellen bisher nicht gänzlich klären ließen »(Timo Saalmann, « Langjährige Kontakte. die Münchener Kunsthandlung Julius Böhler », dans  Anne-Cathrin Schreck, Anja Ebert (éd.), Erwerbungen zwischen 1933 und 1945 : der Band erscheint zur Ausstellung "Gekauft – getauscht – geraubt ? Erwerbungen zwischen 1933 und 1945”, cat. expo, Nuremberg, Germanischen Nationalmuseum (26 octobre 2017-17 juin 2018), Nuremberg, Germanischen Nationalmuseum, 2017, p. 27.

[3]Christophe Giraudet, Une petite ville et sa société à la fin du Moyen Âge : Decize (fin xive siècle–1525), Diplôme d’Études Approfondies, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 2000. Son texte sur la figure de Munich est issu d’une étude juste postérieure : Id., « Saint Aré, patron de Decize en Nivernais. Notes sur une statue et son culte auxve siècle et sur un tableau de 1787 », Mémoires de la Société académique du Nivernais,n° 87, 2018, p. 39-59 . Les informations contenues dans les quelques prochains paragraphes sont essentiellement tirées de ce texte très fouillé auquel il convient de se reporter.

Publié le 30/09/2022 par Jean Beuvier